13
Le Carnaval du Prisonnier

 

 

Ce fut une heure de coups et d’insultes, durant laquelle les paysans surexcités leur jetèrent de la nourriture avariée et leur crachèrent au visage.

Ce fut une heure dont Wulfgar n’eut même pas conscience, tant il se trouvait loin du spectacle proposé au Carnaval du Prisonnier, si bien caché dans un recoin émotionnel qu’il était le seul à connaître, un endroit créé grâce à sa discipline mentale et qui lui avait permis de survivre aux tortures infligées par Errtu, qu’il ne voyait même pas les visages déformés et haineux de la foule, pas plus qu’il n’entendit l’assistant du juge haranguer les spectateurs quand Jharkheld les rejoignit sur l’immense estrade. Comme les trois autres, le barbare était attaché, les mains dans le dos et contre un solide poteau en bois. Des poids lui avaient en outre été enchaînés aux chevilles et un autre autour du cou, ce dernier suffisamment lourd pour faire baisser la tête au puissant Wulfgar.

Il avait vu la foule avec une clarté parfaite ; les paysans, qui piaillaient et réclamaient en hurlant du sang et des tortures, les gardes ogres, excités, presque joyeux, qui s’occupaient du public, et enfin les autres malheureux prisonniers. Il les avait bel et bien vus mais son esprit les avait transformés en autre chose, en des êtres démoniaques, les visages froissés et lubriques des laquais d’Errtu déversant sur lui leur bave acide et l’agressant avec des crocs acérés et leur épouvantable haleine.

Il sentait le brouillard du domaine d’Errtu, les Abysses sulfuriques lui brûlaient les narines et la gorge, ce qui ajoutait une piqûre supplémentaire à ses innombrables blessures. Il sentait les démangeaisons des mille-pattes et des araignées qui se faufilaient sur et sous sa peau. Le laissant toujours aux portes de la mort. Dans laquelle il souhaitait en permanence basculer.

Alors que ces sévices se poursuivaient, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, Wulfgar était parvenu à s’échapper dans un minuscule recoin de sa conscience, où il s’enfermait et oubliait ce qui se déroulait autour de lui. En ce jour, au Carnaval, il s’était de nouveau réfugié en ce lieu.

L’un après l’autre, les prisonniers furent détachés de leur poteau et exhibés de tous côtés, parfois suffisamment près des spectateurs pour être frappés, d’autres fois menés aux instruments de torture, parmi lesquels on dénombrait des fouets, un appareil à poulie destiné à hisser ses victimes dans les airs au moyen d’un pieu fixé sous les bras et attaché dans le dos, des bracelets de cheville pour pendre à l’envers les prisonniers, qui étaient ensuite trempés dans des bassines d’eau crasseuse ou, dans le cas de l’infortuné Requin, dans un seau rempli d’urine. Le pirate borgne hurla presque tout du long, tandis que Tia-nicknick et Wulfgar acceptèrent stoïquement les punitions, quelles qu’elles furent, que leur administra l’assistant du juge, ce sans émettre d’autre son que d’occasionnels et inévitables halètements quand leurs poumons se vidèrent. Morik, quant à lui, ne se laissa pas démonter et clama son innocence tout en lançant des piques pleines d’esprit, ce qui ne lui valut que d’être frappé davantage.

Le juge Jharkheld fit enfin son apparition, sous les huées et les acclamations, vêtu d’une épaisse robe et d’un couvre-chef noirs et portant un tube à parchemin argenté. Il avança jusqu’au centre de l’estrade et se plaça entre les prisonniers, de façon à les regarder droit dans les yeux l’un après l’autre.

Puis il se dirigea vers la foule et, dans un geste théâtral, brandit le rouleau, ces documents accablants, déclenchant ainsi encore plus de cris impatients. Prenant soin de détacher chacun de ses gestes, qui provoquaient des réactions allant crescendo de la part de la masse venue assister au spectacle, Jharkheld ôta le bouchon du tube et en sortit les parchemins, qu’il déroula et montra au public, un par un, tout en lisant le nom de chaque prisonnier.

Le juge, cet aboyeur du Carnaval chargé d’ordonner les sévices, ressemblait beaucoup à Errtu, jusqu’à sa voix, qui paraissait aux oreilles de Wulfgar similaire à celle du grand balor ; râpeuse, gutturale et inhumaine.

— Je vais vous conter une histoire, commença Jharkheld. Une histoire de traîtrise et de duperie, d’abus d’amitié et de tentative de meurtre dans l’espoir de s’enrichir. (Il éleva la voix et désigna le Requin.) Cet homme ! Cet homme m’a tout avoué et l’horreur des faits m’empêche de trouver le sommeil depuis lors.

Le magistrat se mit à décrire le crime tel que le pirate le lui avait relaté ; tout était parti d’une idée de Morik, d’après ce misérable. Le voleur et Wulfgar avaient attiré Deudermont sur un espace dégagé afin que Tia-nicknick puisse le piquer avec son projectile empoisonné. Morik était censé lui aussi s’en prendre au capitaine, avec un poison d’un autre type, pour s’assurer que les prêtres ne puissent sauver la victime, mais les gardes de la cité étaient intervenus trop tôt pour lui permettre de porter ce second assaut. Le Requin avait également juré avoir tout tenté pour dissuader ses comparses, hélas il n’avait prévenu personne par crainte des représailles de Wulfgar, qui l’avait d’après lui menacé de le décapiter et de faire rouler sa tête dans toutes les rues de Luskan.

Suffisamment de personnes présentes avaient déjà été victimes de la brusquerie du barbare, au Coutelas, pour rendre ce détail crédible.

— Vous êtes tous les quatre accusés de complot et de tentative de meurtre sur la personne du bon capitaine Deudermont, visiteur régulier de grande qualité de notre bonne ville, conclut Jharkheld quand il eut achevé son récit et que huées et quolibets se furent calmés. Vous êtes tous les quatre accusés d’avoir sérieusement blessé un de vos semblables. Dans l’intérêt de la justice et de l’équité, nous entendrons vos réactions face à ces charges. (Il s’approcha du Requin.) Ai-je relaté ce récit de façon fidèle à vos propos ?

— Oui, monsieur, oui ! répondit avec empressement le pirate. C’est eux qui ont tout fait ! C’est eux !

De nombreux spectateurs crièrent leurs doutes à ce sujet, tandis que d’autres éclatèrent de rire en se moquant de cet homme qui se défendait de façon si ridicule.

— Monsieur Requin, poursuivit Jharkheld. Vous reconnaissez-vous coupable de la première accusation ?

— Je suis innocent !

Le malfrat était visiblement persuadé que sa coopération lui permettrait d’échapper aux pires tortures du Carnaval, cependant les cris de la foule noyèrent presque totalement sa voix.

— Vous reconnaissez-vous coupable de la seconde charge portée contre vous ?

— Je suis innocent ! répéta le Requin sur un ton de défi, qu’il ponctua d’un sourire édenté adressé au juge.

— Coupable ! hurla une vieille femme. Il est coupable et il mérite de mourir atrocement pour avoir essayé de faire accuser d’autres que lui !

Cent cris s’élevèrent pour soutenir ce point de vue, ce qui n’ôta pas son sourire au Requin, pas plus que sa confiance manifeste. Jharkheld fit quelques pas en direction de l’avant de la plate-forme et leva les mains afin de calmer la foule.

— Les aveux du Requin nous ont permis de déclarer les autres prisonniers coupables, aussi lui avons-nous promis une certaine clémence pour sa coopération. (Ces mots provoquèrent un brouhaha de cris et de sifflets.) Pour son honnêteté et en tenant compte du fait qu’il n’a pas été directement impliqué – ce sont là ses propres paroles, que ses complices n’ont pas remises en cause.

— Moi, je les remets en cause ! s’écria alors Morik, déclenchant de ce fait de nombreux cris dans le public.

Jharkheld se contenta de faire un signe à un garde, qui, de l’extrémité de sa massue, frappa Morik en plein ventre.

Le magistrat ne tint pas compte des nouvelles huées qui s’élevèrent dans la foule, ce qui fit s’élargir le sourire sur le visage du rusé Requin.

— Nous lui avons promis d’être indulgents, reprit Jharkheld en levant les mains, comme s’il lui était impossible de revenir sur cette décision. C’est pourquoi nous le tuerons rapidement.

Le sourire disparut instantanément du visage du Requin, tandis que les sifflets laissaient la place à un concert d’acclamations.

Alors qu’il balbutiait des protestations et que ses jambes se dérobaient sous lui, le pirate fut traîné jusqu’à un billot, devant lequel on le força à s’agenouiller.

— Je suis innocent ! cria-t-il, avant d’être brutalement interrompu quand l’un des soldats lui plaqua le visage contre le panneau de bois.

Un immense bourreau armé d’une monstrueuse hache s’approcha du condamné.

— Le coup ne sera pas net si tu t’agites, lui glissa un autre garde.

— Mais vous m’aviez promis ! se plaignit le Requin en levant la tête, que les soldats plaquèrent de nouveau sur le billot.

— Cesse de remuer ! lui ordonna l’un d’eux.

Terrorisé, le Requin parvint à se dégager ; il tomba sur la plate-forme et se mit à rouler sur lui-même, désespéré. Les gardes le coincèrent dans un chahut indescriptible, tandis qu’il se défendait à coups de pied et que jaillissaient, des quatre coins de la place, d’affreuses suggestions d’exécution :

— Pendez-le !

— La tête sous l’eau !

 

* * *

 

— Merveilleux rassemblement, dit sur un ton sarcastique le capitaine Deudermont à Robillard.

Escortés par quelques membres de l’équipage de l’Esprit follet de la mer, ils s’étaient infiltrés dans la foule qui trépignait et hurlait.

— C’est la justice, répondit avec fermeté le magicien.

— Je me demande si c’est de la justice ou un spectacle, dit le capitaine d’un air pensif. La ligne qui sépare ces deux choses est très fine, mon ami, et à voir cette exhibition presque quotidienne, j’en viens à croire que les autorités de Luskan l’ont depuis longtemps franchie.

— C’est vous qui avez voulu venir ici.

— Mon devoir est d’assister à cette exécution, répondit Deudermont.

— Je pensais à Luskan, précisa Robillard. C’est vous qui avez tenu à faire escale dans cette cité, capitaine. J’avais opté pour Eauprofonde.

Deudermont jeta un regard sévère à son ami magicien mais ne trouva rien à redire à cela.

 

* * *

 

— Arrête de gigoter ! cria un garde au Requin, qui se débattait de plus belle, donnant des coups de pied et glapissant avec l’énergie du désespoir.

Il parvint à se dégager quelques instants, pour la plus grande joie des spectateurs, qui appréciaient particulièrement ce numéro, et croisa par inadvertance le regard de Jharkheld. Ce dernier le dévisagea avec un air si intense et menaçant que le Requin s’immobilisa aussitôt.

— Qu’on l’écartèle, dit le juge, avec une lenteur volontaire.

Les cris de joie du public redoublèrent.

Le Requin n’avait assisté à cet ultime type d’exécution qu’à seulement deux reprises au cours de ses années passées à Luskan, ce qui suffit à le faire blêmir, trembler de tous ses membres et même, devant des milliers de personnes, mouiller son pantalon.

— Vous m’aviez promis…, balbutia-t-il, à peine capable de reprendre sa respiration, toutefois assez fort pour que le juge l’entende et s’approche de lui.

— Je t’ai promis ma clémence, dit Jharkheld à voix basse. Je ne serai fidèle à ma parole que si tu coopères. À toi de choisir.

Les spectateurs suffisamment bien placés pour entendre ces mots émirent des grognements de protestation, auxquels Jharkheld n’accorda aucune attention.

— J’ai quatre chevaux qui attendent, rappela le magistrat.

Le Requin se mit à pleurer.

— Portez-le sur le billot, ordonna le juge aux gardes.

Cette fois, le Requin ne fit pas le moindre geste contre eux, n’opposa aucune résistance quand ils le traînèrent et le forcèrent à s’agenouiller et à baisser la tête.

— Vous m’aviez promis…, pleurnicha le pirate, dont ce furent les derniers mots.

Le froid magistrat se contenta de sourire et hocher la tête ; non pas au Requin mais à l’imposant bourreau qui se tenait à côté de lui.

L’énorme hache s’abattit et la foule poussa à l’unisson un cri qui se changea vite en huées. La tête du Requin tomba et roula un peu plus loin, sur la plate-forme. Un soldat se précipita pour s’en emparer et la brandit devant le corps décapité. D’après la légende, avec un coup parfaitement net et un garde vif, la victime pouvait rester consciente encore un instant, suffisamment longtemps pour voir son propre corps, le visage décomposé en une expression d’horreur totale des plus exquises.

Ce ne fut toutefois pas le cas cette fois ; le Requin arborait toujours ce même air triste.

 

* * *

 

— Magnifique, murmura ironiquement Morik, à l’autre extrémité de l’estrade. Cela dit, c’est de loin un meilleur sort que celui qui nous attend aujourd’hui.

Placés chacun d’un côté de lui, ni Wulfgar ni Tia-nicknick ne réagirent.

— Magnifique, vraiment…, répéta le voleur désespéré.

Se trouver dans une situation catastrophique n’était pas une nouveauté pour Morik, cependant c’était la première fois qu’il se sentait totalement dépourvu de solutions. Il jeta un regard de mépris à Tia-nicknick, puis se tourna vers Wulfgar, qui semblait si impassible et éloigné de la scène terrifiante qui se déroulait devant eux que Morik se prit à lui envier son état, qui frôlait l’inconscience.

Il entendit ensuite Jharkheld poursuivre son discours et exciter la foule. Le juge se désolait de l’exécution peu distrayante du Requin et expliquait la nécessité de telles mesures de clémence, sans lesquelles personne ne passerait aux aveux.

Morik tâcha de ne plus écouter le bavardage de Jharkheld et se réfugia en esprit en un lieu où il était en sécurité et heureux. Il songea à Wulfgar, à la façon dont, contre toute attente, ils étaient devenus amis. Ils avaient été rivaux dans un premier temps, alors que le barbare se forgeait une réputation dans la rue Demi-Lune, notamment après avoir tué cette brute épaisse qu’était Casseur-de-Tronc.

Seul voyou restant à devoir protéger sa réputation, Morik avait envisagé d’éliminer Wulfgar, même si l’assassinat n’avait jamais véritablement été sa méthode préférée.

C’est alors qu’était survenue cette étrange rencontre. Un elfe noir – un de ces fichus drows ! – était venu lui rendre visite dans la chambre qu’il louait, sans prévenir, et lui avait demandé de garder un œil sur Wulfgar sans lever la main sur lui. L’elfe noir avait bien payé Morik, qui avait donné son accord – des pièces d’or étaient un salaire plus intéressant que les pointes acérées d’armes drows – et s’était mis à surveiller le colosse, de plus en plus sérieusement à mesure que les jours s’écoulaient. Les deux hommes en étaient arrivés à boire et à passer de longues soirées ensemble, souvent jusqu’à l’aube, sur les quais.

Morik, qui n’avait plus jamais entendu parler de cet elfe noir, se dit qu’il n’aurait sans doute pas obéi s’il avait reçu l’ordre d’éliminer Wulfgar, qu’il aurait même soutenu s’il avait appris que les drows projetaient de l’assassiner.

Après cet élan de générosité, Morik songea qu’il était plus réaliste d’imaginer que, dans ce cas, il ne serait pas resté auprès de son ami ; il l’aurait prévenu avant de s’enfuir loin, très loin.

Il n’y avait désormais nulle part où fuir. L’espace d’un instant, Morik se demanda si ces elfes noirs allaient se manifester pour sauver cet humain qui semblait tant les intéresser. Peut-être une légion de guerriers drows allait-elle déferler sur le Carnaval du Prisonnier, leurs épées fines découpant les personnes assistant à ce macabre spectacle pour se frayer un chemin vers la plate-forme.

Ce rêve ne se réaliserait pas ; Morik savait qu’ils ne viendraient pas sauver Wulfgar. Pas cette fois.

— Je suis vraiment désolé, mon ami, s’excusa-t-il auprès de Wulfgar.

Il ne pouvait en effet s’empêcher de s’estimer responsable de la situation délicate dans laquelle ils se trouvaient.

Wulfgar ne répondit pas. Morik comprit que le géant ne l’avait même pas entendu, qu’il avait déjà quitté cet endroit pour plonger en lui-même.

Peut-être était-ce la meilleure attitude à adopter. En considérant la foule qui ricanait, le discours interminable de Jharkheld et le corps décapité du Requin, que l’on traînait sur la plate-forme, Morik regretta de ne pas pouvoir lui aussi s’évader en pensée.

 

* * *

 

Le juge relata de nouveau le récit du Requin, la façon dont les trois autres avaient comploté en vue d’assassiner cet homme remarquable, le capitaine Deudermont, puis il s’approcha de Wulfgar. Il observa le malheureux, secoua la tête et se retourna vers le public, dans l’attente d’une réponse.

Un torrent de quolibets et d’injures s’éleva.

— Tu es le pire de tous ! hurla Jharkheld au visage du barbare. C’était ton ami et tu l’as trahi !

— Qu’il subisse le tir à la quille sur le vaisseau de Deudermont ! cria quelqu’un dans la foule.

— Qu’on l’écartèle et que ses restes aillent nourrir les poissons ! renchérit un autre spectateur.

Jharkheld se tourna vers le public et leva une main pour demander le silence, qui lui fut accordé après quelques instants agités.

— Je crois qu’il faut garder celui-ci pour la fin, déclara en parfait tribun le magistrat, ce qui déclencha un nouveau concert de cris. Et quelle journée ce sera : encore trois condamnés, dont aucun ne veut avouer !

— Quelle justice…, murmura Morik.

Quant à Wulfgar, il regardait droit devant lui, sans ciller, tandis que seul le fait de songer au pauvre Morik l’empêchait de rire devant l’affreux et vieux visage de Jharkheld. Cet homme se croyait-il vraiment capable de lui infliger de pires sévices que ceux que lui avait fait subir Errtu ? Jharkheld était-il en mesure de faire apparaître Catti-Brie sur l’estrade, pour ensuite la violer et la démembrer sous ses yeux, comme Errtu l’avait fait tant de fois ? Pouvait-il créer un Bruenor imaginaire, lui mordre la tête et se servir du restant du crâne du nain comme d’un bol de ragoût de cervelle ? Pouvait-il le faire davantage souffrir physiquement qu’un démon qui avait pratiqué cet art durant des millénaires ? Et enfin, Jharkheld était-il capable de faire éternellement revenir Wulfgar des portes de la mort afin de tout recommencer ?

Soudain, Wulfgar comprit quelque chose de profond et son visage s’éclaira. C’était en cela que Jharkheld et son estrade faisaient pâle figure à côté des Abysses ; le barbare mourrait ici. Il serait enfin libre.

 

* * *

 

Jharkheld abandonna Wulfgar et courut jusqu’à Morik, dont il agrippa le visage amaigri de sa puissante main afin de le tourner vers lui.

— Reconnais-tu ta culpabilité ? hurla-t-il.

Morik fut tout près d’acquiescer, de crier qu’il avait en effet comploté pour assassiner Deudermont, alors qu’un plan s’ébauchait en toute hâte dans son esprit. Il avouerait tout mais ne reconnaîtrait s’être associé qu’au pirate tatoué, en une vague tentative de sauver son ami innocent.

Son hésitation lui coûta cette chance ; Jharkheld poussa un grognement de dégoût et le frappa en plein visage du revers de la main, lui touchant notamment la base du nez, technique redoutable qui déclencha de longues vagues de douleur derrière les yeux du condamné. Quand Morik eut récupéré de sa surprise et sa souffrance, Jharkheld l’avait délaissé pour s’occuper du pirate tatoué.

— Tia-nicknick, dit lentement le juge, accentuant chaque syllabe, ce qui eut pour effet de rappeler à la foule comme ce demi-homme était bizarre et étranger. Dis-moi, Tia-nicknick, quel a été ton rôle dans cette affaire ?

Le demi-qullan continua à regarder droit devant lui, sans cligner des yeux, sans répondre…

Jharkheld claqua des doigts et son assistant se précipita, du côté de la plate-forme, pour tendre à son maître un tube en bois.

Le magistrat examina cet objet et le montra au public.

— Avec ce tuyau apparemment anodin, notre ami peinturluré peut envoyer une fléchette aussi efficacement qu’un archer une flèche, expliqua-t-il. Il peut également enduire ce projectile, une griffe de chat, par exemple, d’un poison parmi les plus redoutables, le genre de préparation qui vous fait saigner des yeux, vous donne une fièvre si intense que votre peau prend la couleur du feu et remplit votre nez et votre gorge d’assez de mucus pour faire de chacune de vos respirations une souffrance atroce. Et ce n’est là qu’un aperçu de ses ignobles talents.

La foule buvait chaque mot, de plus en plus écœurée et furieuse. Maîtrisant parfaitement son spectacle, Jharkheld jaugeait les réactions de la foule et jouait avec, attendant chaque fois le bon moment pour intervenir.

— Reconnais-tu ta culpabilité ? cria-t-il soudain au visage de Tia-nicknick.

Les yeux toujours rivés sur un point fixe devant lui, le pirate tatoué n’articula pas un son. Il aurait peut-être été en mesure de lancer à cet instant un sort de confusion – le juge se serait alors écarté de lui en titubant, dérouté et ayant tout oublié du procès – s’il avait été à cent pour cent qullan, hélas Tia-nicknick n’était qu’un sang-mêlé et n’avait pas les aptitudes magiques innées propres à sa race. Il était toutefois capable de se concentrer à la manière des qullans, un peu comme Wulfgar, et s’était ainsi éloigné de la scène qui se déroulait devant lui.

— Tu finiras par avouer mais il sera trop tard, dit Jharkheld, qui agitait furieusement un doigt sous le nez du prisonnier, ignorant tout de l’héritage et de la discipline de celui-ci.

Les spectateurs, déchaînés, se mirent à crier quand les gardes détachèrent le pirate de son poteau et le traînèrent d’un instrument de torture à un autre. Après environ une demi-heure passée à encaisser des coups, subir le fouet, voir du sel être versé sur ses blessures et même avoir un œil crevé par un tisonnier incandescent, Tia-nicknick ne semblait toujours pas décidé à parler. Il n’avait lâché ni mot ni supplique, à peine un cri de temps à autre.

Frustré au-delà du tolérable, Jharkheld s’approcha de Morik, simplement pour faire quelque chose. Sans même lui demander d’avouer quoi que ce soit, il le gifla violemment et recommença chaque fois que le malheureux voulut dire un mot. Morik fut bientôt attaché sur le chevalet ; le bourreau fit alors légèrement tourner la roue, régulièrement et de façon presque imperceptible – sauf pour le pauvre supplicié.

Pendant ce temps, Tia-nicknick continuait à subir des tortures plus importantes. Quand Jharkheld revint vers lui, le pirate n’était plus capable de se tenir debout et devait être soutenu par les gardes.

— Prêt à me dire la vérité ? demanda le juge.

Tia-nicknick lui cracha au visage.

— Que l’on fasse venir les chevaux ! s’écria Jharkheld, tremblant de rage.

La foule fut comme prise de folie, tant il était rare que le magistrat se donne la peine d’ordonner un écartèlement. Ceux qui avaient déjà assisté à cette torture assuraient n’avoir jamais rien vu d’aussi formidable.

Quatre chevaux blancs, chacun traînant une épaisse corde, furent menés sur la place et les badauds écartés par les gardes de la cité quand les bêtes approchèrent de la plate-forme. Le juge Jharkheld guidant ses hommes avec précision afin que le spectacle soit parfait, Tia-nicknick se retrouva bientôt solidement attaché, poignets et chevilles chacun liés à un cheval.

Sur un signe du magistrat, les cavaliers firent avancer leurs puissantes montures, chacune vers un point cardinal. D’instinct, le pirate tatoué contracta les muscles et tenta de se débattre, en vain. Tia-nicknick était étiré, aux limites de la résistance de son corps. Tandis qu’il grognait, haletant, les cavaliers et leurs bêtes bien entraînées le maintenaient juste avant le point de rupture. Quelques instants plus tard, on entendit un claquement sourd, une épaule avait sauté de son logement, puis un genou explosa littéralement.

Après avoir ordonné d’un geste aux cavaliers de ne plus bouger, Jharkheld s’approcha du malheureux, un couteau dans une main et un fouet dans l’autre. Il montra la lame scintillante au pirate qui gémissait et la fit tournoyer sous l’œil encore valide de ce dernier.

— Je peux mettre un terme à tes souffrances, dit-il. Avoue ton crime et je te tue en une seconde.

Le demi-qullan poussa un grognement et détourna le regard. Jharkheld ordonna alors aux cavaliers de faire légèrement avancer leurs montures.

Tia-nicknick se mit à hurler – enfin ! – quand son bassin se déchira. De son côté, la foule hurla son plaisir quand la peau commença à être arrachée.

— Avoue ! cria Jharkheld.

— Je pique lui ! hurla Tia-nicknick.

— Trop tard ! beugla le juge en faisant claquer son fouet, ce avant même que les spectateurs aient eu le temps d’exprimer leur déception.

Les chevaux bondirent en avant et arrachèrent les jambes du tronc. Puis les deux bêtes attachées aux poignets s’écartèrent, laissant, à peine un instant, Tia-nicknick le visage décomposé par l’horreur et la souffrance dues à l’approche de la mort, avant de lui déchirer en deux le haut du corps.

Dans l’assistance, certaines personnes eurent le souffle coupé, d’autres vomirent, mais la plupart lancèrent de vigoureuses acclamations.

 

* * *

 

— La justice, dit Robillard à Deudermont, aussi dégoûté qu’énervé. De telles démonstrations découragent les assassins en puissance.

— Cela ne fait que susciter les émotions humaines les plus méprisables, rétorqua le capitaine.

— Je ne vous contredirai pas sur ce point. Cela dit, si je n’écris pas les lois, je les respecte, contrairement à votre ami barbare. Traitons-nous mieux les pirates que nous capturons en haute mer ?

— Nous faisons notre devoir mais nous ne les torturons pas pour assouvir nos envies morbides.

— Nous prenons tout de même plaisir à les couler, fit observer Robillard. Nous ne pleurons pas leur mort et, bien souvent, quand nous pourchassons un navire pirate, nous ne nous arrêtons pas pour sauver son équipage des requins. Même lorsque nous faisons des prisonniers, c’est pour ensuite les débarquer au port le plus proche, souvent Luskan, où ils subissent une justice telle que celle-ci.

À court d’arguments, Deudermont se contenta de regarder devant lui. Malgré tout, de son point de vue d’homme civilisé et cultivé, cette démonstration ne ressemblait en rien à de la justice.

 

* * *

 

Jharkheld revint s’occuper de Morik et Wulfgar avant même que ses nombreux subalternes aient achevé de nettoyer le sang et les déchets sur la place, juste devant la plate-forme.

— Tu as vu le temps qu’il lui a fallu pour reconnaître la vérité ? dit le juge à Morik. Il s’est décidé trop tard et a souffert jusqu’à la fin. Vas-tu te montrer aussi stupide ?

Morik, dont les membres étaient proches de leur point de rupture, commença à répondre, à avouer, mais Jharkheld posa un doigt sur les lèvres du voleur.

— Ce n’est pas le moment, se justifia-t-il.

Morik essaya de nouveau de parler mais son tortionnaire le fit bâillonner, un chiffon crasseux enfoncé dans la bouche et un autre attaché autour de la tête de façon à bloquer le premier.

L’immonde personnage passa derrière le chevalet et en sortit un petit coffret en bois, que l’on surnommait la boîte à rats. La foule hurla de plaisir. Quand il reconnut cet affreux objet, Morik écarquilla les yeux et se débattit inutilement. Il détestait les rats, il en avait toujours eu peur.

Son pire cauchemar devenait réalité.

Jharkheld regagna l’avant de l’estrade et brandit bien haut la boîte, qu’il fit lentement tourner afin que le public apprécie son ingénieuse conception. Avec un côté pourvu d’une grille métallique, et les trois autres ainsi que celui du dessus, n’étant constitués que de simples panneaux de bois, elle était dotée à sa base d’une trappe coulissante qui s’ouvrait sur un trou. Un rat serait placé dans cette boîte, qui serait elle-même plaquée sur le ventre dénudé de Morik, après quoi la trappe serait ouverte et cette minuscule prison enflammée.

Le rat chercherait alors à s’en échapper de l’unique façon possible : par le corps du voleur.

Un homme équipé de gants et portant un rat s’approcha et enferma l’animal dans sa cage, qu’il installa ensuite sur le ventre du prisonnier. Il n’y mit pas immédiatement le feu, laissant ainsi le rongeur arpenter cette surface de chair, qu’il mordait de temps à autre. Quant à Morik, il se débattait sans la moindre efficacité.

Considérant Wulfgar, Jharkheld se demanda comment il allait s’y prendre, étant donné l’excitation et la joie de la foule, pour aller plus loin encore avec ce géant. Qu’allait-il devoir faire pour fournir un spectacle plus intense que les deux premières exécutions ?

— Tu apprécies ce qu’on est en train de faire à ton ami Morik ? demanda-t-il au barbare.

Wulfgar, qui avait vu les tunnels du territoire d’Errtu, qui avait lui-même été mordu par des créatures qui auraient terrifié une armée de rats, ne répondit rien.

 

* * *

 

— Ils vous tiennent en très haute estime, fit remarquer Robillard à Deudermont. Luskan n’a que rarement assisté à une exécution multiple aussi extravagante.

Ces mots, et particulièrement la première phrase, se répercutèrent dans l’esprit du capitaine, qui songea un instant que sa popularité dans cette cité était responsable de ce massacre, avant de changer d’avis ; cela n’avait été pour le sadique Jharkheld qu’un prétexte pour infliger de tels traitements à d’autres êtres humains, même si ces derniers étaient coupables. Deudermont n’était toutefois toujours pas convaincu de la culpabilité de Wulfgar et Morik. Comprenant soudain pleinement que ces tortures étaient infligées en son honneur, Deudermont fut brutalement profondément écœuré.

— Monsieur Micanty ! appela-t-il, avant de rapidement griffonner un mot sur un bout de papier, qu’il tendit au marin.

— Non ! s’écria Robillard quand il comprit ce qu’avait en tête son capitaine et devinant ce que cela pouvait coûter à l’Esprit follet de la mer, de la part des autorités comme de la foule. Il mérite la mort !

— Qui es-tu pour en juger ?

— Ce n’est pas moi qui le juge ! protesta le magicien, qui désigna les spectateurs amassés. Mais eux ! (Deudermont balaya cette idée absurde d’un ricanement.) Capitaine, si nous agissons ainsi, nous serons contraints de quitter Luskan et nous n’y serons pas les bienvenus de sitôt.

— Ils nous oublieront dès que les prochains prisonniers seront exhibés, pour leur plus grand plaisir, sans doute dès demain à l’aube, dit Deudermont, avant d’afficher un sourire ironique et sans joie. Tu n’aimes pas Luskan, de toute façon…

Robillard poussa un grognement, puis un soupir et leva les mains, vaincu, tandis que son capitaine, décidément trop honnête, donnait le billet à Micanty en lui demandant de le remettre en urgence au juge.

 

* * *

 

— Qu’on enflamme la boîte ! ordonna Jharkheld, depuis l’estrade, quand les gardes eurent approché Wulfgar afin qu’il soit témoin du calvaire de Morik.

Le barbare ne put s’empêcher de regarder, alors que la cage était enflammée. Terrifié, l’animal s’agita un moment, puis il se mit à creuser.

La vue d’un tel supplice infligé à un ami toucha Wulfgar dans ce qu’il avait de plus personnel et perça un trou dans la muraille de déni qu’il avait dressée, de la même façon que le rat mordait la peau de Morik. Il gronda de façon si menaçante et si sauvage que les personnes les plus proches de lui détournèrent les yeux du spectacle qu’était pour eux la torture subie par le voleur. Ses muscles massifs se contractèrent puis se détendirent et, d’un coup de torse, Wulfgar propulsa sur le côté le garde qui le maintenait. Il donna ensuite un coup de pied dans le vide, si bien que le boulet de fer qui y était attaché vola et sa chaîne s’enroula autour des jambes de l’autre soldat chargé de veiller sur lui, lequel tomba au sol quand le prisonnier tira d’un coup sec.

Wulfgar se débattit avec rage quand d’autres gardes se jetèrent sur lui en le frappant de leurs massues. Rendu furieux par cette interruption, Jharkheld ordonna que l’on ôte le bâillon de Morik. Si incroyable que cela puisse paraître, le puissant Wulfgar parvint à se libérer les bras et se mit à avancer vers le chevalet.

Les gardes s’abattirent sur lui les uns après les autres mais il les repoussa comme s’il avait eu affaire à des enfants. Hélas, ils étaient trop nombreux et le barbare ne parvint pas à se frayer un chemin jusqu’à Morik, qui hurlait désormais de douleur.

— Retirez-moi ça ! criait-il.

Wulfgar se retrouva soudain le visage contre le sol, Jharkheld suffisamment proche de lui pour lui faire claquer son fouet dans le dos, ce qui produisit un craquement sonore.

— Reconnais ta culpabilité ! hurla frénétiquement le juge, sans cesser de frapper Wulfgar.

Ce dernier luttait en grognant. Un soldat fut éjecté et un autre eut le nez écrasé par un coup d’une violence inouïe.

— Retirez-moi ça ! cria encore Morik.

La foule était aux anges et Jharkheld convaincu d’avoir atteint un degré encore jamais vu en termes de spectacle.

— Arrêtez ! cria soudain quelqu’un, dans le public, assez fort pour dominer les cris et huées. Ça suffit !

L’excitation générale mourut instantanément quand les spectateurs se retournèrent et reconnurent l’homme qui venait d’intervenir : le capitaine Deudermont, de l’Esprit follet de la mer, la mine décomposée et lourdement appuyé sur une canne.

L’inquiétude du juge Jharkheld ne fit que s’accroître quand Waillan Micanty franchit le rideau de gardes et grimpa sur l’estrade. Le marin se présenta à lui et lui tendit le billet rédigé par Deudermont.

Le magistrat le déplia et le lut. Surpris, voire même stupéfait par ce message, il se sentit bouillir de rage. Il leva les yeux vers Deudermont, puis, comme si de rien n’était, ordonna à un garde de bâillonner Morik, qui hurlait toujours, et à d’autres de relever Wulfgar, qui avait déjà pris nombre de coups.

Aucunement soucieux de son propre sort et ne comprenant rien à ce qui se produisait, à l’exception de la torture infligée à Morik, le barbare se libéra de l’emprise des soldats. Il tituba et trébucha, du fait des boulets et des chaînes qu’il faisait voler de tous côtés, mais parvint à plonger suffisamment loin pour tendre le bras et arracher la boîte en feu et le rat du ventre de Morik.

Il fut de nouveau frappé, puis relevé devant Jharkheld.

— Les choses ne vont qu’empirer pour Morik, promit le juge sadique, avant de se tourner vers Deudermont, le visage marqué par la colère. Capitaine Deudermont ! En tant que victime et personnage reconnu pour son honnêteté, vous avez le droit de rédiger un tel billet. Mais êtes-vous sûr de vous ? Alors que les choses sont si avancées ?

Sans tenir compte des grognements et protestations, parmi lesquels quelques menaces, Deudermont s’avança et se redressa, cerné par la foule assoiffée de sang.

— Les preuves étaient accablantes pour le Requin et le pirate tatoué, dit-il. D’un autre côté, la version de Morik est plausible ; il est tout à fait possible que Wulfgar et lui aient été piégés afin d’être accusés, laissant ainsi les deux autres empocher la récompense.

— Les aveux du Requin sont tout aussi plausibles, fit remarquer Jharkheld, un doigt levé vers le ciel. Ce complot dont ils sont tous coupables a tout à fait pu se mettre en place.

Dans l’assistance, on ne saisissait pas véritablement les subtilités de ces discours mais on redoutait de voir ce divertissement prendre fin, aussi avait-on tendance à préférer le point de vue du juge Jharkheld.

— Tout aussi vraisemblable est le récit de Josi Petitemares, qui compromet davantage Wulfgar et Morik, poursuivit le magistrat. Permettez-moi de vous rappeler, capitaine, que le barbare n’a même pas nié les déclarations du Requin !

Deudermont posa alors les yeux sur Wulfgar, qui semblait toujours enragé et pourtant dépourvu d’expression. Jharkheld insista, pointant le colosse du doigt et s’exprimant assez lentement et fort pour que chacun entende :

— Capitaine Deudermont, déclarez-vous cet homme innocent ?

— Ce n’est pas là mon rôle, répondit Deudermont, sous les cris de protestation des paysans surexcités. Je n’ai pas le droit de déterminer la culpabilité ou l’innocence de quiconque ; je ne peux que vous transmettre ce que vous tenez entre les mains.

Le juge Jharkheld baissa de nouveau les yeux sur le message griffonné à la hâte avant de le brandir et le montrer à la foule.

— Cette lettre pardonne Wulfgar, expliqua-t-il.

Le silence se fit, un bref instant, puis l’agitation et les injures reprirent de plus belle. Deudermont et Jharkheld redoutèrent alors tous deux qu’une émeute se déclenche.

— Quelle bêtise…, gronda le magistrat.

— Je suis un visiteur d’excellente réputation, juge Jharkheld, ce sont là vos propres mots, répondit Deudermont, sans perdre son calme. Au nom de cette réputation, je demande à la ville de pardonner Wulfgar et, toujours au nom de cette réputation, j’attends de vous que vous accédiez à cette requête, sans quoi il vous faudra affronter les questions de vos supérieurs.

Tout était dit, aussi clairement que catégoriquement, sans la moindre échappatoire. Jharkheld était pieds et poings liés ; les deux hommes savaient pertinemment que le capitaine avait en effet le droit d’offrir un tel pardon. De tels billets n’étaient pas inhabituels et coûtaient en général très cher à la famille de celui qui se voyait pardonné, toutefois cela ne s’était jamais produit dans des circonstances aussi spectaculaires, au Carnaval du Prisonnier, au point culminant de la plus fantastique exhibition menée par Jharkheld !

— Mort à Wulfgar ! cria quelqu’un.

Quelques autres voix l’imitèrent et le magistrat et le capitaine se tournèrent vers Wulfgar, en cet instant crucial.

Les expressions affichées par ceux qui le dévisageaient ne signifiaient rien pour le barbare, qui estimait toujours que la mort serait pour lui un soulagement, peut-être la meilleure façon d’échapper aux souvenirs qui le hantaient. Quand son regard se posa sur Morik, écartelé et le ventre ensanglanté, tandis que des gardes apportaient un autre rat, Wulfgar comprit que la mort n’était pas une option, pas si la loyauté du voleur à son égard avait une quelconque valeur pour lui.

— Je ne suis mêlé en rien à cet attentat, laissa-t-il platement tomber. Croyez-moi si vous le voulez ou sinon tuez-moi, peu m’importe.

— Et voilà, juge Jharkheld, dit Deudermont. Libérez-le, je vous prie. Accordez-lui mon pardon puisque je suis à Luskan un visiteur d’excellente réputation.

Jharkheld soutint un long moment le regard du capitaine. Bien que désapprouvant clairement ce dernier, le vieil homme hocha la tête en direction des soldats, qui lâchèrent aussitôt Wulfgar. Avec hésitation et seulement après un nouveau signe de son maître, l’un des gardes inséra une clé dans les bracelets de cheville du prisonnier, qui fut ainsi libéré des boulets et des chaînes.

— Faites-le partir d’ici, ordonna Jharkheld, furieux.

Le barbare résista aux hommes qui tentèrent de le faire descendre de l’estrade.

— Morik est innocent, dit-il.

— Quoi ? glapit le juge. Jetez-le ailleurs !

Wulfgar, plus fort que l’imaginaient les soldats, ne céda pas.

— Je déclare l’innocence de Morik le Rogue ! insista le colosse. Il n’a rien fait ; si vous continuez à le torturer, ce n’est que pour satisfaire votre propre plaisir sadique et non pas au nom de la justice !

— Vous vous exprimez tous les deux de la même façon, murmura Robillard, dégoûté, à Deudermont, en se glissant derrière ce dernier.

— Juge Jharkheld ! cria le capitaine, par-dessus les cris de la foule.

Le magistrat le regarda droit dans les yeux, devinant comment tout cela allait se terminer. Deudermont se contenta d’un simple hochement de tête et Jharkheld, l’air renfrogné, s’empara de ses parchemins et adressa quelques signes brusques aux soldats avant de quitter précipitamment la plate-forme. La foule, déchaînée, commença à pousser, mais les gardes de la cité parvinrent à la contenir.

Un grand sourire aux lèvres et tirant la langue aux paysans qui essayaient de lui cracher dessus, Morik fut traîné et porté hors de l’estrade, derrière Wulfgar.

 

* * *

 

Morik passa la majeure partie du trajet qui les conduisit aux bureaux des magistrats à parler à Wulfgar sur un ton réconfortant. Il devinait, à voir l’expression de son ami, que celui-ci s’était de nouveau enfermé dans ses épouvantables souvenirs. Il redoutait d’autre part de le voir s’énerver, tout casser autour de lui et tuer la moitié des assistants du juge. L’estomac encore ensanglanté et les bras et les jambes le faisant souffrir comme jamais, Morik n’avait aucune envie de retourner au Carnaval du Prisonnier.

Persuadé qu’ils seraient menés devant Jharkheld, il était d’autant plus effrayé à cette idée du fait de l’humeur instable de Wulfgar. Il fut donc grandement soulagé quand les gardes qui les escortaient ne se dirigèrent pas vers le bureau du redoutable juge mais pénétrèrent dans une petite pièce insignifiante, dans laquelle était installé un petit homme nerveux, derrière un immense bureau jonché de piles de papiers.

L’un des soldats lui tendit le billet de Deudermont. Le bureaucrate y jeta un rapide coup d’œil avant de pousser un grognement, ayant déjà eu vent de la façon décevante dont s’était achevée la représentation au Carnaval du Prisonnier. Il griffonna hâtivement ses initiales sur le billet, confirmant ainsi que le message avait été vu et validé.

— Vous n’êtes pas innocents, dit-il en tendant le papier à Wulfgar. Et par conséquent pas innocentés.

— On nous a dit que nous étions libres de partir ! s’exclama Morik.

— En effet, toutefois, vous n’êtes pas vraiment libres de partir mais plutôt contraints de partir. Vous avez été graciés car le capitaine Deudermont n’a visiblement pas eu le cœur de donner son accord à votre exécution, cependant, comprenez bien qu’aux yeux de Luskan vous êtes coupables des crimes dont vous êtes accusés. Et donc bannis à vie. Filez directement aux portes de la cité ; si après cela l’on vous surprend en ville, vous retrouverez le Carnaval du Prisonnier, pour la dernière fois. Le capitaine Deudermont lui-même ne sera alors pas en mesure d’intervenir en votre faveur. C’est bien compris ?

— Ce n’est pas bien difficile à saisir, répondit Morik.

Le bureaucrate lui jeta un regard furieux, ce à quoi le voleur ne répondit qu’en haussant les épaules.

— Faites-les sortir d’ici, ordonna-t-il.

Un garde attrapa Morik par le bras et un autre tendit la main vers Wulfgar, puis changea d’avis quand il croisa le regard du barbare. Ce dernier suivit cependant le mouvement sans faire d’esclandre et les deux amis se retrouvèrent peu après en plein air, débarrassés de leurs menottes et avec une sensation de liberté comme ils n’en n’avaient pas connu depuis des jours.

Ils furent tout de même surpris de voir les soldats les escorter jusqu’à la porte est de la cité.

— Allez-vous-en et ne revenez jamais, dit l’un d’eux quand les immenses battants claquèrent derrière les deux prisonniers libérés.

— Pourquoi aurais-je envie de revenir dans une ville minable ? cria Morik, qui ponctua ses paroles de plusieurs gestes insultants et obscènes en direction des soldats qui les suivaient des yeux depuis le haut des murs.

L’un d’eux leva son arbalète et visa Morik.

— Regarde, ce sale rat essaie déjà de se faufiler en douce, dit-il.

Morik sut qu’il était temps pour lui de partir, et vite. Il fit demi-tour et s’apprêtait à s’enfuir quand il se retourna et vit le soldat baisser son arme en ronchonnant. Le voleur comprit aussitôt les raisons de changement d’attitude ; le capitaine Deudermont et son acolyte magicien approchaient d’un bon pas.

Le temps d’un instant, Morik se demanda si cet homme ne les avait pas sauvés des griffes de Jharkheld que pour les punir lui-même. Cette crainte s’envola sans tarder quand le capitaine s’approcha de Wulfgar, qu’il considéra sans le moindre geste menaçant. Le géant lui rendit son regard, sans ciller ni broncher.

— As-tu dit la vérité ? demanda Deudermont.

Wulfgar poussa un grognement, de toute évidence la seule réponse qu’obtiendrait le capitaine.

— Qu’est-il arrivé à Wulfgar, fils de Beornegar ? reprit Deudermont d’une voix calme. (Wulfgar fit mine de s’en aller mais le capitaine vint se placer devant lui.) Tu me dois au moins ça.

— Je ne vous dois rien, répondit le barbare.

Deudermont médita quelques secondes sur ces mots et Morik comprit que le marin tentait de voir les choses du point de vue de Wulfgar.

— C’est vrai, répondit le capitaine, ce qui provoqua un soupir de mécontentement de la part de Robillard. Tu as proclamé ton innocence. Tu ne me dois donc rien puisque je n’ai fait qu’agir comme il le fallait. Écoute-moi tout de même jusqu’au bout, au nom de notre ancienne amitié. (Wulfgar lui jeta un regard froid mais ne fit pas mine de partir.)

» J’ignore ce qui a provoqué ta chute, mon ami, ce qui t’a fait quitter des compagnons comme Drizzt Do’Urden et Catti-Brie, ainsi que ton père adoptif, Bruenor, qui s’est occupé de toi et t’a enseigné la façon dont tourne le monde. J’espère simplement que ces trois-là et le halfelin vont bien.

Deudermont marqua une pause mais le barbare n’ouvrit pas la bouche.

— Tu ne trouveras jamais de repos durable dans une bouteille, mon ami, poursuivit-il. Ni aucun héroïsme en défendant une taverne de ses habitués. Pourquoi abandonner le monde que tu as connu pour cela ?

Wulfgar en avait assez entendu ; il commença à s’éloigner. Quand le capitaine vint de nouveau se placer devant lui, il l’écarta sans même ralentir, tandis que Morik courait pour le rattraper.

— Je peux te conduire quelque part, insista Deudermont, à la surprise de tous – lui-même compris.

— Capitaine ! protesta Robillard.

Son supérieur ne l’écouta même pas et s’élança vers Wulfgar et Morik.

— Embarque avec moi à bord de l’Esprit follet de la mer, suggéra-t-il. Ensemble, nous chasserons les pirates et sécuriserons la côte des Épées pour les honnêtes marins. Tu retrouveras ainsi ta véritable personnalité, je te le promets !

— C’est la personnalité que vous voulez me voir adopter à laquelle vous pensez, rectifia Wulfgar en se retournant, puis intimant le silence à Morik, que cette proposition semblait enchanter. Et je ne veux plus en entendre parler.

Sur ces mots, le barbare reprit son chemin.

Bouché bée, Morik le regarda partir un moment. Quand il se retourna, il se rendit compte que Deudermont avait fait de même et regagnait la cité. Robillard, en revanche, n’avait pas bougé et conservait un air agressif.

— Et moi, pourrais-je… ? commença Morik en s’approchant du magicien.

— File d’ici et dépêche-toi, voleur, lui répondit Robillard. Sans quoi tu ne seras bientôt plus qu’une tache de sang sur le sol, dans l’attente d’être nettoyée par la prochaine pluie.

Intelligent et songeant avant tout à sa survie, Morik, qui haïssait les magiciens, ne se le fit pas dire deux fois.

L'Épine Dorsale du Monde
titlepage.xhtml
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-12]L'Epine Dorsale du Monde(1999).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html